Nul doute que lutter contre les inégalités de genre dans le secteur agricole est une priorité en soi en matière de justice sociale.
De plus, face au défi crucial du renouvellement des générations, nous aurons besoin de tout le monde, peu importe leur genre, leur origine sociale ou géographique. Quand on pense à l’objectif de 1 million de paysannes et de paysans porté par la Confédération Paysanne ou au Shift Project qui préconise la création de 500 000 emplois nets dans le secteur agricole en vue de la transition écologique, impossible d’envisager de laisser les femmes en dehors de ça.
Mais en y regardant de plus près, cela pourrait également constituer un levier à activer dans le cadre de la transition agroécologique.
L’objectif de cet article est de mettre en évidence comment et pourquoi la féminisation du monde agricole et la lutte contre les inégalités de genre peuvent accélérer la transition plus que nécessaire de l’agriculture vers un modèle plus juste et plus durable.
Les femmes sont plus présentes dans la production agro-écologique que leurs homologues masculins
Le rapport Oxfam de Mars 2023, qui a fait l’objet d’un précédent article chez FEVE, atteste que les femmes seraient davantage motrices dans la réponse au changement climatique.
Un chiffre qui en témoigne tiré d’une étude menée par la FNAB en 2018 : elles sont plus souvent cheffes d’exploitation dans les exploitations en Agriculture Biologique (46% contre 27% toutes exploitations confondues). Elles développent plus souvent des approches de circuits-courts et de vente directe que leurs homologues masculins, toujours selon Oxfam.
Le plus faible endettement des femmes agricultrices, du fait des secteurs de production et de la taille de leurs exploitations, est un atout dans les stratégies d’adaptation au changement climatique et à l’élaboration de stratégies.
Cette surreprésentation des femmes dans les approches agro-écologiques provient de plusieurs facteurs liés au genre.
Rassurez-vous : on ne va pas vous barber avec un discours essentialiste selon lequel la femme serait naturellement plus proche de la terre et de la nature !
Tout d’abord, n’allons pas conclure hâtivement de cette sur-représentation que les femmes mettent en place des pratiques agroécologiques uniquement par vocation. C’est le cas pour certaines d’entre elles bien sûr, mais les raisons de ce choix sont aussi parfois pragmatiques et financières. Les femmes, surtout quand elles sont NIMA (Non Issues du Milieu Agricole), ont des difficultés d’accès au foncier et au financement, ce qui les pousse à privilégier des types de production qui nécessitent moins de surface, moins d’investissement, moins d’infrastructures, et les obligent de fait à questionner le paradigme productiviste.
Mais on peut quand même constater que les postures des femmes dans le monde agricole sont souvent différentes de celles des hommes en matière de relation avec l’environnement et le vivant.
À titre d’exemple, il est intéressant de constater que les femmes sont très présentes dans les formations liées à la santé animale alors même qu’elles sont, de façon générale, très peu présentes dans les autres types de formation.
Ça ne vient pas de nulle part : ce n’est pas une soi-disant nature féminine, mais bien les conditionnements psychologiques et sociaux de notre société moderne qui poussent les femmes à adopter une posture de soin des autres et de la nature.
Que nous apprennent les théories du "care" et de l’écoféminisme ?
Le concept de “care”, d’abord apporté par Carole Gilligan et ensuite modernisé par Joan Tronto qui y inclut le soin à l’environnement de façon générale, permet de comprendre ces différences d’approches.
Michèle Salmona est une des seules chercheuses à se focaliser sur la relation au vivant au sein du monde agricole. Elle formule l’hypothèse que « l’éloignement des agricultrices de la formation aux technosciences leur a facilité une position critique par rapport aux méthodes de l’agriculture intensive ». Son long travail d’enquête auprès d’agriculteurs et agricultrices françaises, sur plusieurs décennies, la conduit à conclure que « cette lucidité des agricultrices dans le domaine du travail avec la nature, en particulier avec les bêtes, ne veut pas dire “qu’elles sont du côté de la nature”, mais que leurs réflexions et leurs actions sont profondément liées à leur culture du soin et du vivant » (Salmona, 2003).
L’écoféminisme, né de la conjonction des pensées féministes et écologistes, est une lentille intéressante à travers laquelle observer le monde agricole. L’écoféminisme établit que l’exploitation des ressources naturelles, dont la terre, et l’oppression des femmes, ne sont que deux facettes du système de domination capitaliste.
Attention toutefois à ne pas brandir l’étendard “écoféminisme” à tort et à travers. Lors d’une conférence intitulée “Reprendre les terres dans une perspective féministe” en août 2023, Lucie Rigal, paysanne bretonne, membre de la commission femmes de la Confédération Paysanne et des Travailleuses de la terre, mettait en garde contre les connotations du terme “écoféminisme” : ce terme est majoritairement perçu dans le monde agricole comme issu d’une “élite” urbaine, intellectuelle et déconnectée du monde rural et paysan. Des débats au sein des Travailleuses de la Terre ont fait émerger les termes d’“écoféminisme populaire et paysan” ou d’”écoféminisme paysan”. Leila Martinez, qui a également étudié la féminisation du monde agricole, propose le terme d’”agroféminisme”.
Au-delà des mots, il s’agit de prendre conscience de ces rapports de domination pour mieux les contrer.
Et bonne nouvelle : prendre conscience des facteurs de genre peut avoir un impact sur les trajectoires des exploitations vers des modèles plus agroécologiques !
Pour illustrer ce postulat, laissez-moi vous raconter une histoire passionnante et porteuse d’espoir : c’est celle des agricultrices du groupe Femmes du CIVAM 44 ! Les groupes femmes des CIVAM (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) sont des groupes en non-mixité choisie nés en 2016 pour la première fois. Ils permettent à des femmes de se réunir sans hommes afin d’aborder divers sujets liés à leur position de femmes agricultrices ou rurales.
Parmi les femmes du groupe de Loire-Atlantique (44), la plupart travaillaient en bovin lait sur des systèmes de production conventionnels et industriels ; et au fur et à mesure des années de développement du groupe Femmes, les ¾ des femmes ont mené un changement de système dans leur ferme vers des systèmes plus durables et résilients !
Face à ce constat, un projet de recherche-action a été mené pour comprendre les liens entre le groupe Femmes et les changements de pratiques observés.
L’étude a montré comment les groupes de paroles et formations mises en place dans le cadre du groupe Femmes ont progressivement aidé les femmes à s'autonomiser dans leur pratique d’abord, puis à s’affirmer comme associées à part entière ayant voix au chapitre dans l’orientation stratégique de l’exploitation, qu’elles gèrent souvent avec leur conjoint masculin. L’émergence d’une conscience de genre, c’est-à-dire la prise de conscience des constructions sociales et normes éducatives autour du genre, les pousse à prendre davantage les rênes de l’exploitation et à opérer des changements et des innovations.
Et, ces changements apportent la plupart du temps des améliorations sur le plan social et environnemental, non pas parce que les femmes seraient intrinsèquement motivées par l’agroécologie, mais du fait de leur tendance à prendre soin, comme nous l’avons vu précédemment.
Par exemple, les motivations principales de ces femmes à passer à des modes d’élevage plus extensifs ou à mettre en place un système herbager basé sur la prairie, bien meilleurs écologiquement parlant, sont en réalité le besoin de sécuriser un meilleur revenu pour l’ensemble de la famille et une attention exacerbée au bien-être animal. De même, leur tendance au “care” les pousse à améliorer les conditions de travail et l’organisation sociale sur la ferme ou à préserver la santé des personnes vivant sur la ferme et aux alentours en arrêtant l’usage intensif de pesticides.
Cette recherche menée sur quelques femmes du groupe Femmes CIVAM 44 augure qu’une approche féministe des problématiques rencontrées par les femmes agricultrices, notamment par la mise en place de groupes en non mixité, est bénéfique pour l’ensemble de la société.
Elle a le potentiel de se répercuter en des changements de pratiques vers davantage de prise en compte de l’environnement et des vivants, humains et non humains. Vous pouvez retrouver tout l’exposé de Emilie Serpossian à ce sujet dans cet enregistrement de Transrural Initiatives, disponible sur Soundclound.
Ce récit est porteur d’espoir et constitue une motivation supplémentaire à œuvrer contre les inégalités de genre dans le secteur et pour une féminisation du monde agricole.
Différents organismes et initiatives, comme celle des groupes Femmes mentionnés plus haut, peuvent œuvrer dans ce cadre.
Dans le quatrième et dernier article de cette série, nous vous proposerons un ensemble de ressources autour de ce sujet.