L'agriculture française fait face à des enjeux majeurs. Il est urgent d'installer une nouvelle génération pour préserver les terres agricoles de l'urbanisation mais aussi d'éviter l'accaparement des terres et l'agrandissement des fermes.
Le 9 septembre 2022, le Président Emmanuel Macron s’exprimait sur la future loi d’orientation agricole dans ces termes : « Quand une exploitation tombe, si on ne sait pas bien la reprendre, c’est tout un territoire qui parfois se fragilise et se détricote. L’un des défis pour notre souveraineté agricole et alimentaire, c’est le défi démographique et le défi du renouvellement des générations (…). ».
Et pour cause, d’ici 10 ans, c’est plus de la moitié des exploitants agricoles qui vont partir à la retraite et avec eux 5 millions d’hectares vont changer de propriétaires. Nous sommes face à un défi majeur qui met en danger l’équilibre de nos territoires ruraux. Les paysans sont ceux qui étymologiquement façonnent nos paysages. Ils contribuent à maintenir une économie de proximité et sont le socle d’une indépendance alimentaire que les politiques appellent de tous leurs vœux dans un contexte géopolitique instable.
On s’accordera donc tous à dire que le renouvellement des générations agricoles est indispensable au maintien de l’agriculture. Dans l’imaginaire collectif de notre société, cela revient à dire que les agricultrices et agriculteurs, petits propriétaires fonciers ou fermiers menant une exploitation familiale, en passe de prendre leur retraite vont transmettre leur exploitation à des jeunes... Mais la réalité est plus complexe que cela. Ce modèle hérité de la deuxième moitié du XXe siècle est aujourd’hui voué à disparaître si aucune politique d’ampleur n’est mise en œuvre pour lutter contre la spéculation et l'accaparement qui opère autour des terres agricoles et qui rend l’installation de jeunes agricultrices et agriculteurs, majoritairement non issus du milieu agricole, difficile.
L’agriculture, une histoire de propriété
Paysan en quête de stabilité
Pour commencer, et comprendre la mutation agricole que nous sommes en train de vivre, je vous propose de revenir un petit peu en arrière - Otto Von Bismarck a un jour écrit : « Celui qui ne sait pas d’où il vient, ne peut savoir où il va ».
Aussi, jusqu’à la création du Crédit Agricole en 1880, les paysans n'avaient pas les moyens d'accéder à la propriété de la terre qu'ils exploitaient. La condition de fermier ou métayer était extrêmement précaire et avait peu évolué depuis le Moyen-Âge, et ce même après la Révolution qui avait pourtant rebattu les cartes de la propriété. Soumis aux bons vouloirs des propriétaires terriens, les paysans pouvaient se voir priver de leur terre du jour au lendemain. Pour remédier à cela, en 1946, la loi sur le fermage et le métayage portée par le ministre de l’agriculture François Tanguy-Prigent, instaurait un bail fermier d’une durée minimale de 9 ans reconductible automatiquement. Cette loi, toujours en vigueur, limite la toute-puissance des propriétaires sur les exploitants, ce qui leur octroie sécurité et visibilité leur laissant la liberté d’investir pour développer leur exploitation.
Bien que protégés par ce nouveau bail, l’accès à la propriété restait difficile pour les paysans. C’est ainsi qu’en 1960, Edgard Pisani, ministre de l’agriculture du Président Charles De Gaulle, fit voter la loi créant les Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER) investies d’une mission d’intérêt général pour le développement de l’agriculture moderne.
La SAFER, un outil de régulation pour lutter contre l'accaparement des terres
Les SAFER sont des outils de régulation foncière unique en Europe. Ce sont des entreprises à but non lucratif qui ont vocation à réguler le marché de la terre agricole en France. Chaque SAFER départementale est informée de toutes les ventes de terres agricoles et peut décider de préempter une vente pour l’octroyer à un meilleur acheteur. La SAFER favorise l’installation et accompagne les transmissions. Un comité départemental composé de représentants d’acteurs locaux (représentants de la chambre d’agriculture, des syndicats agricoles, élus…) départage les différents dossiers des potentiels acquéreurs pour attribuer la terre à celui qui en a, en théorie, le plus besoin.
À la création des SAFER, le ministre avait déclamé à la tribune de l’Assemblée Nationale « Trop souvent, nous assistons à l’acquisition de terres par des personnes qui n’ont rien à faire avec la vie paysanne, avec le métier d’agriculteur ». Si les SAFER ont très longtemps été perçues comme une référence européenne en matière de régulation et de lutte contre l'accaparement des terres agricoles, on constate que, plus de 70 ans après leur création, le système ne leur permet plus de remplir correctement leur mission. Les terres sont devenues l’objet de convoitises et de spéculations qui ont permis le développement de mécanismes de contournement des règles de la SAFER. On replonge dramatiquement 70 ans en arrière, lorsque la propriété des terres n’était pas entre les mains de ceux qui l’exploitaient.
La mutation des exploitations agricoles, vers une agriculture de firme
Des exploitations familiales aux sociétés agricoles
Aujourd’hui, la population agricole suit une courbe démographique désastreuse et le nombre de fermes à transmettre va exploser dans les prochaines années. On s’imagine donc qu’il sera aisé à tout nouveau porteur ou porteuse de projet agricole de s’installer, puisqu’après tout, les terres vont être disponibles ! C’est sans compter sur la pression foncière et l’augmentation des prix des terres liée aux convoitises de projets industriels, touristiques ou énergétiques qui favorisent l'agrandissement des fermes actuelles et l'accaparement des terres agricoles.
En effet, jusqu’alors les fermes étaient majoritairement familiales avec un chef d’exploitation, aidé par son ou sa conjoint.e et souvent ses enfants. Les fermes étaient de petite taille et se transmettaient de génération en génération. À partir du remembrement opéré grâce à la mécanisation rendue possible par le plan Marshall en 1946, les fermes se sont progressivement modernisées et agrandies (la surface moyenne est passée de 14 ha en 1955 contre 70 ha aujourd’hui) et de fait la profession a évolué. Ces dernières années, des fils et filles d’agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se détourner du métier, très peu valorisé par la société et, qui plus est, difficile tant physiquement que financièrement. Pour faire face à ce processus d’agrandissement des fermes et aux investissements qu’il engendre, le statut des exploitations agricoles a évolué : d’entreprises individuelles, on a vu les agriculteurs progressivement former des sociétés agricoles leur permettant de s’associer avec des membres extérieurs au clan familial afin de partager le travail et les investissements. Aujourd’hui, 42 % des exploitations sont sous forme sociétaire. La forme sociétaire est souvent privilégiée en cas d’installation à plusieurs ou pour simplifier la reprise d’une exploitation par le rachat progressif de parts. Les GAEC, EARL, SCEA, SARL sont autant de formes sociétaires largement utilisées et pouvant permettre des transmissions réussies (voir articles FEVE sur les statuts juridiques des exploitations).
Parmi ces formes de sociétés, la seule qui impose à tous les associés le statut d’agriculteur exploitant est le GAEC. Pour les autres, des associés non-exploitants peuvent y prendre part. On observe depuis quelques années l’apparition d’investisseurs privés non-exploitants dans les sociétés agricoles. Par le rachat de parts, ils deviennent bénéficiaires effectifs de terres en propriété ou en fermage. Dès lors que ces investisseurs détiennent des parts majoritaires dans la société, ils ont le droit de décider de l’usage des terres. Dans son étude sur l’état des terres agricoles, Terres de Lien parle de « sociétés financiarisées » qui représenteraient 14% de la SAU en 2022. Et, là où le bât blesse, c’est que le marché des parts de société est un marché des terres parallèle qui échappe à la juridiction de la SAFER alors qu’il voit transiter 200 000 ha de terres par an. La SAFER n’est pas armée pour réguler ce marché et de nouveaux types de propriétaires – acteurs de l’agro-industrie, pharmaceutiques ou cosmétiques - prennent la main sur des milliers d’hectares en France au détriment de l’installation des jeunes.
Fermes entreprise, les dérives et l'accamparement des terres par l'industrie
Lucile Leclair, dans son ouvrage « Hold-up sur la terre » dénonce le développement de « l’agriculture de firme ». La journaliste décrit plusieurs affaires dans lesquelles des multinationales parviennent à racheter des centaines d’hectares pour s’assurer un approvisionnement standardisé.
Le cas qui fût le plus médiatisé est celui du groupe Reward, leader de l’agroalimentaire chinois, qui racheta plusieurs fermes, et exploite plus d’un millier d’hectares. L’opération passa sous le radar des SAFER grâce au rachat de parts sociales auprès des exploitants à la recherche d’un repreneur, quel qu’il soit, pour assurer leur retraite. Depuis les années 2010, ces exemples d'accaparement des terres agricoles françaises se multiplient : Chanel, Auchan, Fleury-Michon, autant de grands groupes qui s’immiscent silencieusement dans nos campagnes avec des motivations diverses mais toutes liées à la recherche de maximisation du profit : contrôle de la chaîne de production, appellations géographiques contrôlées, etc.
Par ailleurs, sous couvert de communiquer sur leur mode de production biologique ou à haute valeur environnementale, les décisions stratégiques des méga-exploitations sont prises par un conseil d’administration qui sont ensuite transmises par des directeurs de cultures à des ouvriers agricoles ou à des agriculteurs prestataires. On assiste non seulement à la disparition du bon sens paysan mais également à l’uberisation et à la poursuite de la précarisation du métier d’agriculteur. Le processus de décision est de plus en plus éloigné du terrain et vise un objectif de standardisation des approvisionnements destinés à l’industrie et exportés dans le monde entier, avec des méthodes de productions toujours plus simplifiées et déconnectées du vivant, qui ne permettent pas de préserver les écosystèmes. Là où la transition agroécologique est synonyme d’adaptation des cultures, de contrôle des ressources, de lien territorial, de développement de circuits courts, l’agriculture de firme apparaît alors comme antithétique à ce dont le monde (agricole mais pas seulement) a besoin aujourd’hui.
Préserver les terres agricoles : recommandations pour la prochaine loi d’orientation agricole
Malgré la régulation de la SAFER, ce phénomène d’accaparement des terres par des sociétés financiarisées prend de l'ampleur, à ce titre plusieurs propositions de lois ont vu le jour. Elles ont été, pour le moment, systématiquement retoquées, accusées de porter atteinte au droit de propriété. Finalement, la loi Sempastous a été adoptée en 2021. Cette loi soumet à autorisation administrative la cession partielle de parts dès lors que l’opération engendre un agrandissement significatif. Toutefois, l’impact de cette loi reste modeste car elle ne s’applique pas à de nombreuses cessions (notamment les cessions familiales et les opérations SAFER) et que le seuil de déclenchement du contrôle est très élevé. À l’occasion de son rapport, Terre de Liens s’est livré à cet exercice de contournement des seuils : par exemple, un couple en Île-de-France pourrait monter jusqu’à 800 hectares d’acquisition avant de demander une autorisation. Par ailleurs, l’autorisation peut être donnée si des mesures compensatoires, encore très mal définies dans la loi, sont négociées. Enfin, le manque d’informations et de moyens humains dans les SAFER ne permettent pas un contrôle systématique.
Pour la prochaine loi d’orientation agricole (lire l’article de FEVE sur la future PLOA), Terre de Liens et Les Amis de la Terre ont fait plusieurs recommandations. Tout d’abord, il est urgent de rendre l’information sur la propriété des terres agricoles plus transparente via, par exemple, création d’un observatoire et la mise à disposition des données aux organes en charge de réguler le marché foncier. Ensuite, la loi Sempastous doit être renforcée afin d’homogénéiser le niveau de contrôle des modes d’accès à la terre. De façon générale, un renforcement et une harmonisation de la régulation foncière sur les trois marchés qui permettent d’accéder à l’exploitation d’une terre agricole (marché de la vente des terres, marché des parts de société, marché de la location de terres) est nécessaire. Enfin, les collectivités territoriales, les entreprises de l’économie sociale et solidaire, les associations via des initiatives citoyennes doivent être encouragées à renforcer leurs actions en faveur de l’installation.
Au-delà des législations et des organes du secteur public, des initiatives émanant du secteur privé et des citoyens permettent de préserver le foncier agricole de cet accaparement. Parmi elles, FEVE lutte contre l’accaparement des terres et contre une agriculture sans paysans en favorisant l’installation d’agricultrices et d’agriculteurs sur des fermes agroécologiques, grâce à l’épargne citoyenne.