Le 20 février dernier, la France entamait son 32e jour d’affilée sans pluie, un record depuis le début des mesures météorologiques en 1959. Par ailleurs le niveau des nappes phréatiques est jugé « préoccupant » sur une grande partie du territoire par le Bureau de Recherches Géologiques et Minières. Après la sécheresse historique de 2022, la situation de l’accès à l’eau semble continuer de se tendre en France. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Où en sont nos réserves ? Quels sont nos leviers d’action ? Comment l’agriculture participe à la raréfaction de la ressource ? État des lieux pour comprendre la situation dans ce premier article de notre séquence en trois volets : « L’eau, un défi pour le futur de l’agriculture française ».
La ressource en eau, pas si abondante qu’elle n’en a l’air
Pour comprendre où en est l’état de la ressource en eau, reposons quelques chiffres, issus du numéro d’avril 2022 de Ressources, la revue de l’INRAE.
D’abord, lorsque l’on parle d’eau présente sur Terre, il faut distinguer l’eau salée (97%) de l’eau douce (3%). Ces 3% d’eau douce sont constitués à 77% d’eau présente dans les glaciers, à 22% d’eau stockée dans le sol et à seulement 1% d’eau disponible en surface.
Même si le volume total d’eau sur notre « planète bleue » semble énorme, l’accès à une eau douce est donc beaucoup plus limité. D’autant que cette précieuse eau douce à laquelle nous avons accès peut être polluée, ce qui la rend parfois inutilisable…
Et pourquoi ne pas dessaler l’eau de mer nous direz-vous ? C’est justement ce que font des usines de dessalement, à grands coups de rejets de saumure dans les océans, ce qui provoque en retour une salinisation excessive des fonds marins et risque de se répercuter sur toute la chaîne alimentaire (lire un article des Echos sur le sujet). Pas franchement satisfaisant comme solution donc.
Une ressource dans la tourmente du changement climatique
Le réchauffement climatique augmente encore la difficulté à accéder à la ressource en eau douce :
- Le débit des cours d’eau diminue. D’après le programme Explore 2070 mené par l’INRAE et porté par le ministère de la Transition écologique, le débit moyen des rivières en France devrait diminuer fortement d’ici 30 ans, jusqu’à 50 % dans le Sud-Ouest et le Bassin parisien ;
- L’augmentation des températures favorise l’évapotranspiration des plantes, ce qui génère une perte d’eau disponible ;
- Les épisodes météorologiques s’intensifient : inondations, vagues de chaleur, sécheresse… les sols perdent en capacité à retenir l’eau, celle-ci ruisselle et finit par converger vers les océans sans recharger les nappes phréatiques, ce qui dérègle le grand cycle de l’eau ;
- La fonte des glaciers entraîne une diminution du stock d’eau douce et vient gonfler le volume d’eau salée présente dans les océans…
3 questions à Serge Zaka sur les ressources en eau en France
- Qu’est-ce que l’agroclimatologie ? Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans cette discipline ?
L’agroclimatologie est une discipline qui existe depuis toujours dans les centres de recherche, mais n’est pas enseignée en tant que telle dans les cursus classiques d’ingénierie ou de météorologie. Passionné de météo, je m’y suis formé en autodidacte, et ai combiné ensuite cet attrait avec mes études d’ingénieur. Aujourd’hui, je me spécialise donc dans la collecte, l’analyse et la transmission au plus grand nombre de données météorologiques et climatiques, appliquées à l’agriculture. Je m’appuie sur trois sources : InfoClimat pour les prévisions météo court terme, les données de la DRIAS, qui dépend du Ministère de la Transition Ecologique, et les Atlas du GIEC. Cela me suffit pour réaliser l’ensemble de mes publications.
- En 2021, vous commencez à faire de la pédagogie sur les sujets climatiques sur Twitter et LinkedIn. Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer ?
Le 6 avril 2021, la France est sous le choc d’un gel historique… et pourtant, en tant que scientifique, je suis loin d’être étonné : cela fait dix ans que l’on prévoit ce phénomène, provoqué par des températures plus chaudes en mars qui lancent la végétation alors que des gelées restent possibles en avril… On constate malheureusement que les agriculteurs et agricultrices n’ont pas été préparé.es à ces risques, ou n’en ont pas pris la mesure. C’est ce constat qui m’a convaincu de la nécessité de traduire et transmettre, le plus objectivement possible, les données scientifiques au plus grand nombre, et particulièrement dans le monde agricole. Et ça marche… Aujourd’hui, je constate un réel intérêt pour ce type de contenu, auprès des agriculteurs mais aussi des journalistes, des décideurs politiques et du grand public. Les épisodes extrêmes que nous avons vécus interpellent et créent une envie de comprendre. Avant, les scientifiques devaient batailler pour être écoutés. Maintenant nous avons cette écoute. On peut donc avancer, être beaucoup plus dans la réflexion et proposer des pistes d’adaptations.
- Après l’année 2022 et le début 2023 marqués par une sécheresse historique, vous suivez de près le sujet de la ressource en eau. Quel est votre constat actuel ? Comment s’y préparer lorsque l’on est agriculteur.rice ?
Depuis mars 2023, la France est divisée en deux par rapport à la ressource en eau actuelle. Au Nord, les pluies du mois de mars ont rengorgé le sol dans les deux premiers mètres de profondeur, ce qui permet d’éviter une « sécheresse agricole ». En revanche, au-delà de 2m, les nappes phréatiques n’ont pas été suffisamment réalimentées et nous sommes en situation de « sécheresse hydrogéologique ». Au Sud par contre, nous combinons sécheresse agricole et hydrogéologique, ce qui est dramatique. Les chiffres actuels montrent que la végétation peut tenir en l’état pendant un mois… ensuite il faudra nécessairement irriguer s’il ne pleut pas d’ici là. Et parce que ces situations vont être amenées à se reproduire, j’incite les agriculteurs et agricultrices à s’y préparer et à adapter leurs manières de faire. Sans être conseiller agricole, je peux délivrer les données que j’ai à disposition : la capacité des sols à mieux retenir l’eau quand ils sont conduits en agriculture de conservation des sols par exemple, ou bien l’intérêt de cultures comme le sorgho ou la pistache, très peu consommatrices d’eau… À chacun.e ensuite de prendre des décisions adaptées à sa situation, pour se préparer au mieux à ce que nous pouvons prévoir.
L’agriculture intensive, une menace pour la ressource en eau
L’eau utilisée en agriculture est considérée comme "perdue" localement
Si l’agriculture en France représente environ 10 % des prélèvements d’eau tous secteurs confondus, ce chiffre monte à 48 % quand on parle de consommation d’eau, c’est-à-dire l’utilisation d’une eau que l’on ne restitue pas localement - d’après les études menées par les Agences de l’eau et le Conseil d’Etat en 2010 et 2012 et citées dans le rapport de l’INRAE. En effet, l’eau utilisée en agriculture est consommée par les plantes puis évapotranspirée, ce qui signifie qu’elle est réintégrée dans le cycle de l’eau pour redevenir une précipitation. L’eau est donc perdue localement, et cette perte génère des tensions dans la gestion du partage de l’eau avec les autres secteurs d’activité qui eux, prélèvent et restituent l’eau localement.
L’agriculture intensive détériore la capacité des sols à retenir l’eau
L’agriculture intensive qui est devenue la norme après-guerre en France repose notamment sur :
- La spécialisation des cultures sur un territoire donné ;
- La suppression de haies et de bosquets due à l’agrandissement des exploitations et la mécanisation ;
- Le recours aux intrants chimiques;
- Le labour systématique des terres et le travail du sol…
Ces caractéristiques ont conduit à un épuisement des sols et à une perte de leur capacité à retenir l’eau. Cela rend les agriculteurs toujours plus dépendants de l’irrigation.
Ainsi, depuis 1970, les recensements agricoles font état d’une augmentation continue du nombre de surface agricole irriguée : En 2000, le nombre d’hectares irrigués représentait 5,7 % de la SAU nationale, surface qui avait triplé en trente ans. Aujourd’hui, la part des surfaces agricoles irriguées atteint 7,3 %, ce qui représente une augmentation de 14,6 % en dix ans. (Source Le monde)
L’agriculture intensive nuit à la qualité de l’eau
L’agriculture et l’élevage intensifs contribuent également à polluer la ressource en eau du fait de leur recours aux intrants chimiques. On pense notamment à la pollution aux nitrates, qui a conduit à la prolifération d’algues vertes en Bretagne, dénoncée par Inès Leraud dans sa BD Algues vertes, l’histoire interdite, ou expliqué en quatre points par Reporterre dans cet article : https://reporterre.net/Algues-vertes-en-Bretagne-4-points-pour-comprendre-le-probleme
Selon la première publication chiffrée de l’Observatoire de l’Environnement en Bretagne sur des données de 2020, 99% des cours d’eau de la Région sont contaminés par les pesticides avec une omniprésence des herbicides et des métabolites.
Le cas des mégabassines
Face aux difficultés toujours plus importantes d’accès à une eau saine, et dans un contexte où les sécheresses à répétition limitent sinon empêchent le recours à l’irrigation, des agriculteurs se sont organisés sur certains territoires pour mettre en place d’énormes retenues d’eau, appelées mégabassines. Grandes de plusieurs hectares - en moyenne 8 hectares, soit 10 terrains de football ! - ces retenues sont remplies grâce à de l’eau puisée dans les nappes phréatiques ou les cours d’eau pendant l’hiver, et non pas alimentées par l’eau de pluie comme certains pourraient le croire, ce qui permet de disposer d’eau en surface pour l’irrigation l’été.
Cependant, Christian Amblard, directeur de Recherche au CNRS et Docteur d'État en hydrobiologie, pointe les insuffisances de ce système dans l’émission La Terre au Carré du 29 novembre 2022 consacré aux mégabassines : « D'une part, on a une perte quantitative par évaporation qui est extrêmement forte, parce que si on doit irriguer c’est qu’il fait chaud et qu'il y a énormément d'évaporation. Il faut savoir qu'il y a eu des études qui ont été faites sur les lacs nord-américains, et selon les expositions et la météo, sur l'ensemble d'une période estivale, on perd entre 20 et 60 % des volumes d'eau par évaporation. D'autre part, il y a une perte qualitative car lorsqu'on fait monter de l'eau qui est dans les sols, on réchauffe sa température ce qui développe un certain nombre de micro-organismes parmi eux, on trouve des cyanobactéries qui peuvent être toxiques et qui rendent cette eau parfois même inutilisable, alors que cette eau, quand elle est dans les sols, elle joue un rôle d'unification qui est extrêmement important et utile. »
Même si les outils manquent encore pour évaluer précisément leurs effets, les mégabassines auraient aussi un impact considérable sur le milieu et la biodiversité des écosystèmes alentour en les privant de l’eau qui permet notamment aux zones humides et aux sols de se reconstituer pendant la période hivernale.
On note aussi un pas de plus vers une privatisation de la ressource en eau, dont l’usage revient seulement aux exploitations raccordées à ces bassines au détriment des autres agriculteurs, autres activités et au milieu naturel dans son ensemble…
Alors, face à toutes ces problématiques, comment l’agriculture peut-elle limiter son impact sur la ressource en eau ? Et si elle présentait aussi des pistes de solutions, à certaines conditions ? Agriculture biologique, de conservation des sols, agroforesterie… nous verrons dans notre deuxième article de cette séquence comment mettre en place des pratiques vertueuses pour des exploitations plus résilientes.
À lire
- Serge Zaka sur Twitter et LinkedIn
- Le dossier consacré à l’eau dans la revue Ressources de l’Inrae
- Un article de Bon pote pour savoir si oui ou non la guerre de l’eau aura lieu
À écouter
- Un épisode de la Terre au Carré consacré aux mégabassines
À regarder
Un reportage de l’INA nous (re)plonge dans la France de 1976, qui connaît « l’une des pires sécheresses de son histoire ». L’armée est réquisitionnée pour transporter du fourrage pour que les éleveurs puissent continuer de nourrir leurs bêtes. Le président Giscard d’Estaing parle d’une « calamité nationale » et met en place une aide aux agriculteurs, via une majoration de l’impôt sur le revenu des contribuables les plus aisés.
© Photo : Valentin Izzo