Nous souhaitons revenir sur une étude publiée par Xavier Poux et Pierre-Marie Aubert de l’IDDRI, fin 2018, sur « Une Europe agroécologique en 2050 ». Son intérêt principal réside dans l’approche agronomique utilisée pour évaluer le système agricole européen, approche qui nous intéresse tout particulièrement chez Fermes en ViE. En décalage par rapport à d’autres études parfois dogmatiques sur l’intérêt environnemental, social ou sanitaire de l’agroécologie, celle-ci cherche avant tout à répondre à la question : pourrait-on encore nourrir l’Europe, à minima, avec une telle agriculture ? La réponse n’est pas si simple, et va à l’encontre de certains courants de pensée.
Un système à la dérive
L’intérêt de l’agroécologie n’est pas discuté en tant que tel par le rapport. L’agroécologie y est de fait considérée comme souhaitable, par opposition à une « intensification durable » de l’agriculture qui, sous couvert de faire plus avec moins, pousse à l’intensification et aux économies d’échelles. Ce qui aboutit à des exploitations toujours plus grandes, demandant moins de main d’œuvre et très spécialisées, avec des impacts négatifs directs sur le plan social, la biodiversité et les paysages. Mais il faut le souligner, également avec une baisse réelle des émissions de gaz à effet de serre (-20% entre 1990 et 2015).
La figure 8 ci-dessous illustre très bien la dérive du modèle agricole européen : avant tout destiné à alimenter l’élevage et l’industrie, notre système implique l’importation annuelle sous forme de matières premières (soja, huile de palme…) d’un équivalent de 35 millions d’ha, soit 20% de la SAU européenne !
L’agroécologie doit donc promouvoir des systèmes sobres en intrants, et même sans pesticides. Basés sur un élevage extensif (-45% de production de viande) il doivent privilégier l’autonomie alimentaire, en particulier en termes de protéines végétales (plus d’importations de soja) et une plus grande production de fruits et légumes. Mais est-ce réellement envisageable ?
Vers une diminution de l’élevage…
La réponse est oui pour les surfaces disponibles, sans augmenter la SAU actuelle, voir même en la réduisant pour mettre en place sur chaque exploitation 10% d’infrastructures agroécologiques. Ceci grâce à la réorientation des surfaces dédiées à l’alimentation animale (ou certains usages industriels) vers l’alimentation humaine. Le tableau 9 ci-dessous est, dans cette optique, très intéressant : si la baisse de production de viande de poulet ou de porc est nette, elle ne serait pas significative pour le bœuf.
Le discours actuel est pourtant très défavorable à la viande bovine, qui a un très mauvais « rendement » (en kg de viande produit par kg d’aliment ingéré). La mode est plutôt à l’intensification des élevages laitiers afin de limiter leur impact en termes d’émissions de GES, ce qui se justifie parfaitement sur le plan climatique. Mais cette intensification est également synonyme de disparition des prairies (34% de la SAU européenne) avec un impact fort sur la baisse de la biodiversité et sur les paysages.
...mais au bénéfice des bovins
Les auteurs retiennent plutôt les bénéfices des bovins :
- Ce sont des ruminants qui valorisent les surfaces en herbe, contrairement aux porc et poulets, monogastriques, qui ont une alimentation proche de celle de l’homme. Ils peuvent donc être élevés sans aucun apport de céréales ou de protéines végétales importées (ce qui n’est pas le cas actuellement dans les exploitations intensives).
- Leurs déjections fertilisent naturellement les terres sur lesquelles ils pâturent
- Ils produisent du lait, un aliment central dans la culture européenne.
Pour maintenir la même production de lait en système extensif sans intrants, il faut un cheptel plus important, donc plus de veaux et de vaches de réformes à consommer sous forme de viande. Cette augmentation est compensée par la baisse des troupeaux allaitants, destinés uniquement à la boucherie. Les monogastriques sont alors la « variable d’ajustement » et permettent de valoriser les productions excédentaires et les sous-produits (concept d’économie circulaire).
Sur le recours aux méthaniseurs, il n’est pas souhaitable à ce stade pour Xavier Poux et Pierre-Marie Aubert. Le concept est pourtant attrayant : les méthaniseurs permettent une « digestion » de la biomasse tout en captant les émissions de méthane pour une utilisation énergétique, conduisant à une réduction drastique des émissions de GES. Pourtant, la réalité de terrain sur les deux dernières décennies semble plutôt indiquer que la méthanisation pousse à l’industrialisation / intensification des exploitations dans un soucis d’économies d’échelles et de rentabilisation des investissements. Soit exactement l’inverse de ce que l’on peut attendre d’une agriculture agroécologique.
Des limites qui demandent plus d’investigations
La faisabilité d’une Europe agroécologique sans intrants est discutable sur le plan du bouclage du cycle de l’azote, clé pour maintenir la fertilité des sols. L’excédent disponible par la meilleure utilisation de déjections, l’utilisation généralisée des couverts végétaux et le recours intensif aux légumineuses n’est que de 10% (figure 22). En pratique certaines zones seront forcément déficitaires (contraintes agronomiques, peu d’élevage, fort lessivage…). Le recours à de l’azote minéral sera sans doute indispensable pour maintenir des rendements corrects. Est-ce pour autant dramatique ? Non selon les auteurs, pour qui il vaut mieux privilégier l’arrêt des pesticides. En outre, des sources additionnelles d’azote non considérées dans l’étude doivent être envisagées, telles que l’épandage de déjections humaines et la minéralisation naturelle de l’azote atmosphérique.
Si le bilan agronomique semble valider la faisabilité de ce modèle agroécologique, le bilan environnemental est également très positif. Ainsi la baisse de plus d’un tiers des émissions de GES (figure 26), ou l’impact très positif sur la biodiversité lié au maintien des prairies permanentes et au développement d’infrastructures agroécologiques sur toutes les exploitations. On peut y ajouter les impacts sanitaires, liés à l’élimination des pesticides, la baisse de consommation de viande et la hausse de consommation de fruits et légumes. Ou encore sociaux avec la redynamisation des campagnes engendrée par la main d’œuvre supplémentaire nécessaire à ces nouvelles formes d’exploitation agricole.
Il ne faut pourtant pas considérer cette faisabilité comme acquise, d’autres travaux sont nécessaires. D’abord pour en régionaliser l’impact, à minima pays par pays. Ensuite pour y intégrer d’autres éléments d’importance comme le bouclage du cycle du phosphore. Enfin pour en anticiper les conséquences potentielles sur les prix des denrées, le revenu des agriculteurs et l’emploi en général.
Une révolution agri-culturelle
Aussi incomplète ou sujette à caution que puisse être l’étude d’un domaine aussi complexe, le chemin esquissé par Xavier Poux et Pierre-Marie Aubert présente pour Fermes En ViE un réel intérêt. Nous partageons en tout cas cette vision et souhaitons l’accompagner. Si la faisabilité agronomique semble au rendez-vous, une telle transformation engendrera de grands bouleversements de nos modes de vies et des tensions entre les acteurs de ce changement. En effet, si le constat semble de plus en plus partagé, les choix techniques et surtout sociétaux sont loin de faire consensus. La vision à contre-courant des auteurs sur l’élevage bovin en est une parfaite illustration. Il faudra donc faire preuve de conviction, mais surtout démontrer sur le terrain que ce modèle n’est pas hors sol et constitue une solution pour l’avenir de l’agriculture européenne.
Retrouvez l’article complet de l’IDDRI ici :