Notre épargne travaille-t-elle pour les bonnes causes ?
Que font les banques de notre argent ?
Notre épargne ne dort pas, elle travaille. C’est-à-dire que nos dépôts, qu’ils reposent dans des comptes courants ou dans des livrets d’épargne spécifiques, servent à alimenter la trésorerie des banques, qui est ensuite elle-même redirigée pour d’autres activités : crédits aux particuliers et aux entreprises, placements sur les marchés d’actions ou d’obligations. Les banques suivent un certain nombre d’obligations réglementaires et de règles prudentielles pour maintenir un équilibre viable (théoriquement) entre les dépôts qui lui sont confiés, les crédits qu’elle accorde, et les actifs dans lesquels elle investit.
Gardons aussi en tête que les plus grandes banques françaises suivent un modèle dit universel, car elles réunissent en leur sein l’ensemble de la gamme des activités bancaires, du dépôt des particuliers aux investissements de marché en passant par l’ingénierie financière, la gestion d’actifs et même les opérations d’assurance. Ces activités sont adossées les unes aux autres : car même s’il n’y a pas de spéculation possible sur les dépôts (séparation des activités de détail et d’investissement), le bilan de ces banques repose désormais en grande partie sur des instruments financiers, qui présentent par définition un risque. En cas de défaillance de ces instruments, la banque s’appuiera sur les dépôts qui figurent à son passif pour faire face à ses échéances.
On oppose souvent la logique spéculative et court-termiste de la partie banque d’investissement à la logique de financement de l’économie réelle, plus averse au risque de la banque de détail. Si on pousse un cran plus loin, on peut supposer qu’une banque a tout intérêt à investir, pour ce qui est de l’économie réelle, dans ce qui fonctionne bien, dans ce qui est rentable, dans ce qui est indispensable. Par exemple et à tout hasard, dans les énergies fossiles, sur lesquelles reposent nos modes de vie, de production et de consommation. Ainsi que l’a prononcé en 2019 la directrice RSE de BNP Paribas, « nous finançons le monde tel qu’il est » (source Le Monde). Mais aujourd’hui, la BNP est mise en demeure pour non-conformité à la loi sur le devoir de vigilance en matière d’atteinte à l’environnement, du fait de ses investissements dans des projets pétroliers et gaziers. Les risques à prendre en compte ne sont désormais plus uniquement d’ordre financier, mais concernent les émissions de dioxyde de carbone, et la destruction des écosystèmes.
Le lien est fait entre vos finances, votre banque, et le climat… sauf que tout cela ne va pas dans le sens d’une adaptation au changement climatique.
De l’impalpable argent à l’impalpable carbone
Reprenons : les dépôts bancaires servent à soutenir le financement d’entreprises, via des prêts ou des prises de participation. Chaque entreprise consomme de l’énergie pour mener à bien ses activités, et émet donc du carbone, même indirectement, puisque les énergies fossiles constituent 80% de l’approvisionnement énergétique mondial. Il ne faut pas se leurrer, les activités humaines ne sont pas neutres en carbone, prises individuellement.
Dans les bilans carbone, qui s’appuient sur la norme ISO 14069, on sépare les émissions en trois grandes catégories, appelées scopes.
- Le scope 1 englobe les émissions directes de l’entité considérée, celles qu’elle émet dans le cadre de son activité. Si on prend l’exemple d’une boulangerie, on comptabilise ainsi les émissions liées à la combustion du four, celles du véhicule de livraison appartenant à l’entreprise, et celles liées aux fuites dans les systèmes de réfrigération et de congélation.
- Le scope 2 concerne les émissions indirectes liées à l’énergie : l’électricité, mais aussi la consommation de chaleur, de vapeur ou de froid. Pour notre boulangerie, ce sont donc les émissions du système électrique et de l’ordinateur car les comptes et la paie sont effectués sur place.
- Le scope 3 intègre les autres émissions indirectes, en prenant à la fois en compte les émissions en amont et en aval de la production de l’entité. L’exemple simplifié de la boulangerie aide encore à y voir plus clair. Elle intégrera dans cette partie de son bilan carbone les émissions liées aux matières premières achetées (car il a fallu consommer de l’énergie pour les produire). Celles du transport pour le véhicule de livraison qui les achemine jusqu’à la boulangerie, les émissions associées au local loué, celles des déchets générés, y compris les emballages des produits vendus et les produits alimentaires gaspillés, et enfin celles provenant du déplacement des salariés sur leur lieu de travail.
Or une banque n’échappe pas à cette classification des émissions qu’elle génère. Son portefeuille de crédits et ses investissements accordés aux entreprises rentrent dans la case du scope 3. Les scopes 1 et 2 ne pèsent finalement pas grand-chose face à la montagne des émissions indirectes d’une banque.
Et selon les entreprises et les secteurs d’activité, la balance des émissions est plus ou moins encourageante. Certains secteurs sont plus émissifs que d’autres, à l’exemple des activités de manufacture (par exemple d’automobiles), les industries (chimie, machinerie), l’agriculture, la construction, et l’énergie bien sûr. Pour autant, la question ne réside pas dans le fait de ne pas financer ces domaines, qui nous sont indispensables, mais de savoir ce qu’on finance précisément au sein de ces domaines. La banque accorde-t-elle un crédit pour un projet de gros centre commercial avec artificialisation des sols et perte de terres agricoles, ou pour enclencher des travaux d’isolation de bâtiments pour une meilleure efficacité énergétique et un plus grand confort des particuliers ? L’argent mis en jeu soutient-il une trajectoire d’émissions qui nous mène à une hausse des températures de plus de deux degrés d’ici la fin du siècle, ou permet-il d’économiser des émissions par rapport à une situation de référence ?
C’est pourquoi il est primordial d’établir un maximum de transparence sur le fléchage et l’utilisation des crédits et investissements, à la fois au niveau des banques, et des entreprises soutenues. C’est aussi là que le bât blesse, encore aujourd’hui.
Une empreinte qui nous dépasse
En 2020, un rapport d’Oxfam (Banques : des engagements climat à prendre au 4e degré) fait grand bruit à sa parution. Premier constat : l’empreinte carbone des plus grandes banques françaises est colossale. Sur un an, la Société Générale, BNP Paribas, le Crédit Agricole, la BPCE, La Banque Postale et le Crédit Mutuel dépassent les 3,3 milliards de tonnes d’équivalent CO2 émis. Cette empreinte s’explique par les émissions induites via les crédits et investissements réalisés pour soutenir des activités très carbonées, comme l’exploitation des énergies fossiles. La notion d’intensité carbone nous aide à mieux discerner ce lien argent-émissions : pour un million d'euros investi, on associe les tonnes de CO2 équivalent qui en découlent. Cela permet d’inclure une notion de relativité. Si l’on prend les émissions induites « brutes », alors BNP Paribas est la banque produisant le plus de GES (gaz à effet de serre), mais en intensité carbone, la Société Générale prend la tête du classement.
Avec quoi comparer ces chiffres et concepts ? On peut citer le montant des GES de la France, s’élevant à 418 millions de tonnes de CO2 équivalent en 2021 (contre 445 Mt e en 2018). Ou bien l’empreinte carbone moyenne d’un individu en France, à 11 tonnes de CO2e. Mais ces deux exemples masquent une part de la réalité, car il ne s’agit là que d’émissions indirectes. Pour la France, on comptabilise les émissions associées au territoire national, en oubliant le rôle et le poids des importations et des exportations. De même, si l’empreinte individuelle intègre les émissions du logement, des modes de transports, des paniers de biens et services consommés, elle n’inclut pas les usages et émissions associées à notre épargne. L’État aussi bien que les citoyens ont recours aux banques, et c’est bien une chaîne d’acteurs et de responsabilités qui se dessine.
Il faut surtout garder en tête que les émissions actuelles (en 2020, du moins) des banques françaises, établies sur la base des projets et des entités qu’elles soutiennent financièrement, contribuent à des trajectoires de réchauffement climatique s’échelonnant entre +3°C et +5°C, donc bien au-delà des 2°C maximum ciblés lors de l’Accord de Paris (source Oxfam). Et que notre épargne est un moteur de cette infernale progression.
Que faire des données et du cri d’alerte lancé par Oxfam quant à l’apparente attitude de cancre de nos banques en matière d’engagement climatique ?
L’impact de l’épargne individuelle, un sujet sous le tapis
Loin des yeux, loin du cœur
Le rapport Oxfam a été largement relayé par les médias et a ouvert le grand public à la problématique de l’empreinte carbone du système bancaire.
Il n’est certes pas exempt de toute critique, et plusieurs des banques ont d’ailleurs formulé un droit de réponse consultable. Plusieurs faiblesses méthodologiques et calculatoires peuvent être soulignées :
- Une épargne moyenne des Français.e.s à 25 000 euros comme base de calcul, qui ne représente pas la diversité de situation des ménages.
- Le rapport ne souligne pas suffisamment la taille et le périmètre des activités des banques, qui sont très variables.
- Il n’y a pas de prise en compte des engagements des banques pour le calcul des trajectoires climatiques associées.
- Les méthodes de calcul doivent être clarifiées pour comprendre les variations d’émissions observées d’un rapport à l’autre, pour détecter les éventuels double-comptes d’émissions indirectes, et connaître la source des facteurs d’émissions utilisés.
- Le découpage retenu par Carbon4Finance n’est pas similaire à la nomenclature statistique des activités économiques de la Communauté européenne employée dans les rapports des banques.
- Il faut distinguer les titres détenus à maturité et les titres relevant des activités d’intermédiation de marché ne relevant pas d’un investissement de la part de la banque.
Une part des critiques méthodologiques adressées au rapport peut être résolue dans la mesure où les banques communiquent avec une transparence et une décomposition rigoureuses sur leur portefeuille (clés de répartition pour éviter les doubles comptes, éventuellement découpage géographique des émissions même si une émission vaut pour toute la planète, présentation claire des engagements tenus ou non au fil des années…)
À ce titre, on ne saurait blâmer Oxfam pour réclamer des évolutions réglementaires plus contraignantes en matière d’affichage de l’impact climatique des banques.
L’initiative d’Oxfam, appuyée par les travaux de Carbon4Finance, est certainement perfectible dans sa méthode. Elle demeure éminemment louable car l’impact environnemental de l’épargne est un sujet occulté, probablement du fait de sa complexité-même, avec son caractère interdisciplinaire et son besoin en données nombreuses et précises. Tout comme la comptabilité financière, la comptabilité carbone présente des variations et des évolutions selon la méthodologie retenue. À l’heure actuelle, il n’y a pas d’obligation réglementaire à mesurer le Scope 3, et une forme de vérification externe des déclarations de performance extra-financières des banques sur ce point apparaît bienvenue.
Le sujet de l’impact écologique de l’épargne n’est que peu abordé dans les publications scientifiques. A l’international, les rapports Banking on Climate Chaos (BoCC) rendent compte du fossé entre les engagements environnementaux affichés par les banques depuis la COP 21, et leurs investissements dans les énergies fossiles. Rédigés annuellement par un groupement d’ONG (incluant notamment BankTrack, Rainforest Action Network et Reclaim Finance)
Quelles avancées de la part des banques ?
Puisque les banques ayant participé au droit de réponse sur le rapport d’Oxfam ont toutes souligné leurs résolutions en faveur du climat, permettons-nous un arrêt sur image sur ce qui a été annoncé et ce qui a été accompli ou est supposé l’être, tout en comparant ces engagements avec les données du dernier rapport Banking on Climate Chaos (à retrouver ici).
©Photo de couverture par Karolina Grabowska